- INTÉGRISME
- INTÉGRISMEEn son sens actuel, le mot «intégrisme» est un terme du vocabulaire polémique, à forte nuance péjorative, qui est né dans les milieux catholiques français peu avant la Première Guerre mondiale, à un moment où les luttes de tendances se durcissaient. Forgé par les partisans de l’ouverture de l’Église au monde moderne, il vise les partisans de la concentration des catholiques entre eux. Il n’a pas d’équivalent dans les autres langues, sinon par décalque du mot français. Dès lors, une enquête sur l’intégrisme peut être conduite à deux niveaux très différents mais rarement distingués. Partant de l’appellation, on peut voir comment ce terme polémique, sans rien perdre de sa pointe, s’est enrichi au fil des années grâce aux événements qui alimentaient le conflit intérieur de l’Église catholique, mais aussi grâce aux justifications théologiques, psychologiques et historiques qui lui étaient apportées: c’est l’intégrisme vu par ses adversaires et devenu sous leur plume un ample phénomène, voire une constante de l’histoire. Ou bien, considérant les groupes visés par cette étiquette, on peut essayer de les saisir dans la réalité de leurs options et de leurs combats et discerner leur originalité parmi les tendances multiples avec lesquelles on s’efforce de les amalgamer.La question: qu’est-ce que l’intégrisme? est donc, au départ, ambiguë. Ce n’est pas une fausse question: c’est une mauvaise question, à moins d’en prévenir les pièges. Elle a donné matière à une littérature considérable, essentiellement idéologique, reposant, jusqu’à la fin des années soixante, sur une source unique (Nicolas Fontaine): de grand intérêt pour comprendre ce qui se passe dans le catholicisme, de faible valeur pour éclairer le phénomène précis.Ceux qu’on appela sous Pie X «intégristes» se désignaient eux-mêmes comme «catholiques intégraux» (ils prirent par la suite le nom de «traditionalistes»). Il serait donc plus juste, à l’exemple de l’anglais et de l’allemand, de dire en français «intégralisme». Malgré la parenté des mots, ce n’est pas seulement une nuance.De l’«intransigeantisme» à l’intégrismeIl est incontestable que la tendance dite intégriste prend son origine dans la réaction catholique à la transformation politico-culturelle issue de la Révolution française et de la philosophie des Lumières, caractérisée par l’avènement de la bourgeoisie et du libéralisme. Si le premier mouvement fut une Sainte-Alliance des rois (sans le pape) au nom de l’Ancien Régime, très vite la situation évolua. Les monarchies durent composer avec la bourgeoisie et les droits de l’homme, tandis que, dans les profondeurs, se formait une réaction populaire et se cherchait une issue socialiste ou communiste. L’Église non seulement refusait l’ordre nouveau, mais elle s’y heurtait (gouvernements anticléricaux en divers pays d’Europe et d’Amérique) et y éprouvait son isolement. Des catholiques, qu’on appela libéraux, pensaient qu’il fallait hardiment tirer un trait sur le passé. Le Saint-Siège estimait au contraire qu’il ne pouvait transiger sur les principes, puisque la vérité y était engagée: il se situa donc sur une position d’intransigeantisme.Du «Syllabus» à Léon XIIIÉlu pape en 1846, Pie IX avait d’abord donné quelques signes d’apaisement. Les révolutions de 1848 le ramenèrent sur une ligne d’opposition qui ne faiblit pas jusqu’à sa mort en 1878. En 1864, il publiait un Syllabus de quatre-vingts propositions, «recueil renfermant les principales erreurs de notre temps». La dernière de ces «erreurs» condamnées était ainsi formulée: «Le Pontife romain peut et doit se réconcilier et composer avec le progrès, avec le libéralisme et avec la civilisation récente.» Face à la société moderne perçue comme une contre-Église, l’Église catholique se percevait désormais comme une contre-société: il lui restait à s’en donner les moyens. L’achèvement de l’unité italienne, la perte des États pontificaux, la prise de Rome en 1870 et le choix de la Ville éternelle comme capitale de l’Italie nouvelle, tandis que le pape excommuniait le roi et s’enfermait au Vatican, tout cela allait accélérer le processus: à l’Italie blanche s’opposerait de plus en plus l’Italie noire, celle des catholiques intransigeants, «cléricaux», groupés bientôt dans l’Action catholique de la jeunesse italienne et animés par l’Œuvre des congrès (Opera dei congressi [cattolici ]). Sous Léon XIII, sera célèbre l’hostilité des deux Siciliens, le franc-maçon Crispi, Premier ministre, et le cardinal Rampolla, secrétaire d’État. Il faudra la poussée d’une Italie rouge pour modifier ces données politiques.En France, on assistait à la fin du clergé gallican et au déclin des catholiques libéraux. Le vent était à l’ultramontanisme, dont Louis Veuillot s’était fait le champion avec son journal L’Univers . Psychologiquement, la Commune aura, en 1871, une importance égale à celle de la prise de Rome. En Allemagne, ce sera bientôt le Kulturkampf, qui affrontera Bismarck et l’Église catholique, politiquement organisée autour du Zentrum (le Centre), qui en fait un bloc discipliné. En Espagne, au Portugal, en Suisse même, l’Église se heurte à la société moderne.Une seule solution: restaurer l’ordre social chrétien. Ce sera l’objectif de Léon XIII d’abord, de Pie X ensuite. On aurait tort d’opposer trop vite entre eux les papes successifs: ils diffèrent par leur tempérament et par leur époque, mais ils partagent le même univers culturel, poursuivent le même but stratégique. Léon XIII a été un pape plus souple mais non pas plus libéral que son prédécesseur, et le «ralliement à la République» qu’il a demandé aux catholiques français n’impliquait aucune révision de principes: bien plutôt, il devait aider le ralliement à l’Église de la République des honnêtes gens. Pie IX était sur la défensive; Léon XIII pratiqua l’offensive, ou plus exactement entendit reprendre l’initiative. En premier lieu, il était vain de songer à un ordre social chrétien sans une stricte discipline de pensée qui s’imposât à toutes les écoles catholiques: ce fut le sens de la restauration du thomisme, réalisée avec le concours des jésuites italiens. En second lieu, puisque cette restauration d’un ordre social chrétien ne passait pas par le renversement des régimes établis, il convenait de préciser la norme des rapports entre l’Église et l’État. En troisième lieu, il importait de donner à cet ordre social chrétien un contenu en accord avec les données concrètes du temps: ce fut, en particulier, le dessein de l’encyclique Rerum novarum (1891).L’ordre social chrétienAu refus d’une société condamnée par ses propres erreurs s’oppose la vision d’une Église porteuse de la société à instaurer, l’idéal d’une nouvelle chrétienté, différente de celle du Moyen Âge, mais reposant sur les mêmes principes. En 1899, Léon XIII condamnera l’américanisme, tentative d’acculturation de la vie catholique à l’esprit nord-américain et de son acclimatation sur le vieux continent. La Civiltà cattolica , revue des jésuites romains contrôlée par le Vatican, donne à ce propos le commentaire suivant: «Les principes catholiques ne se modifient pas, ni parce que les années tournent, ni parce qu’on change de pays, ni à cause de nouvelles découvertes, ni par raison d’utilité. Ils sont toujours ceux que le Christ a enseignés, que l’Église a proclamés, que les papes et les conciles ont définis, que les saints ont tenus, que les docteurs ont défendus. Il convient de les prendre comme ils sont, ou, comme ils sont, de les laisser. Qui les accepte dans toute leur plénitude et rigueur est catholique; celui qui balance, louvoie, s’adapte aux temps, transige, pourra se donner à lui-même le nom qu’il voudra, mais devant Dieu et devant l’Église, il est un rebelle et un traître.» Hors de la vérité, il n’y a que ruine et subversion. L’erreur ne peut engendrer que l’erreur, et de la révolution ne peuvent sortir que de nouvelles révolutions sans fin. Nul ne l’a dit, avec plus d’éloquence qu’Albert de Mun, député catholique du Morbihan, leader et pionnier dont l’évolution sera significative. Il faut citer longuement ce discours adressé à Chartres en 1878 aux congressistes de l’Union des œuvres catholiques ouvrières. Peu auparavant, à la Chambre des députés, parlant en faveur de l’Église et apostrophé par ses adversaires, il avait «salué dans son aurore la contre-révolution naissante» grâce à une jeunesse catholique de toutes conditions, au nom de laquelle il avait «déclaré publiquement la guerre à la révolution». Des approbations lui étaient venues, et il en tirait la leçon: «La liberté, Messieurs! et où donc est-elle? J’entends bien qu’on en parle de toutes parts, mais je ne vois que des gens qui la confisquent à leur profit... Il n’y a plus de loi divine qui préside au gouvernement des sociétés et qui soit, à la fois, le frein de l’autorité et la raison d’être de l’obéissance. Il n’y a plus de loi morale qui oblige l’homme envers son semblable et qui préserve de l’oppression comme de la révolte; il n’y a plus que la loi de l’intérêt, et l’intérêt, c’est l’accroissement des richesses!... L’ouvrier exploité sent germer dans son cœur le ferment d’une haine implacable; il n’a d’asile que dans la résistance et de recours que dans la guerre; la coalition et la grève tiennent lieu d’organisation du travail...«Ah! j’entends déjà les clameurs de tous les libéraux qui s’écrient avec indignation: «Mais vous faites appel aux passions subversives; vous troublez l’ordre établi; vous êtes un socialiste...» Mais quoi donc! Pensait-on que nous, les adversaires décidés de la Révolution, enfants soumis de l’Église, nous allions prendre parti pour les libéraux contre leurs héritiers naturels, intervenir dans cette question qui n’est pas la nôtre, choisir entre deux erreurs au lieu de proclamer la vérité tout entière? Ce serait être dupes ou bien inconséquents. Non, non, nous ne sommes pas et nous ne serons jamais des socialistes!... Le socialisme, c’est la révolution logique, et nous sommes la contre-révolution inconciliable. Il n’y a rien de commun entre nous, mais, entre ces deux termes, il n’y a plus de place pour le libéralisme.»Le catholicisme intégralCommentaire du Syllabus , ce discours constitue le tremplin qui va donner leur élan à toutes les forces vives du catholicisme. Il y a, dans cette observation, un acquis incontestable de l’historiographie contemporaine, à partir duquel il reste à expliquer comment ces mêmes forces ont pu conduire au concile de Vatican II. Ce type de catholicisme se dit intégral non point seulement ou d’abord parce qu’il s’en tient à l’intégrité dogmatique – ce qui va de soi – ou par une manière étroite d’entendre cette intégrité, mais parce qu’il se veut un catholicisme appliqué à tous les besoins de la société contemporaine, alors que le libéralisme et le socialisme pensent que la société a en elle-même les moyens de résoudre ses problèmes et que la religion doit rester une affaire privée, une affaire de conscience. Il est donc social par essence, quel que soit le sens que recouvre ce mot, voire les sens successifs et antagonistes qu’il prendra. Les catholiques libéraux, eux, au contraire, transigent avec la société moderne: ils lui font des concessions et se contentent du minimum pour la religion, qu’ils cantonnent dans les vertus de la famille et de l’individu. De là, les sévérités de Pie IX devant une délégation de catholiques français venus lui remettre en 1871 une adresse de fidélité qui avait recueilli plus de deux millions de signatures: «Ce qui afflige votre pays et l’empêche de mériter les bénédictions de Dieu, c’est ce mélange de principes. Je dirai le mot et je ne le tairai pas: ce que je crains, ce ne sont pas tous ces misérables de la Commune, vrais démons de l’enfer qui se promènent sur la terre. Non, ce n’est pas cela; ce que je crains, c’est cette malheureuse politique, ce libéralisme catholique qui est le véritable fléau.»Le catholicisme intégral est donc intransigeant, extensif et maximaliste. Ce qu’on a nommé plus tard le catholicisme social en est issu par une lente et difficile différenciation traversée de durs conflits, au point qu’ils en paraîtront aux antipodes l’un de l’autre. En réalité, ils se réfèrent l’un et l’autre à un même modèle de christianisme et au même schéma stratégique: l’avènement de la bourgeoisie par des voies révolutionnaires a engendré le désordre social, d’où sort nécessairement la subversion socialiste. Contre ce péril, la bourgeoisie et la société n’ont de recours qu’en l’Église, qui ne cesse de dénoncer dans l’individualisme libéral la cause des maux actuels. Trois forces sont donc en présence: les anathèmes du Syllabus sont accompagnés d’une invitation à rallier l’Église, seule arche du salut, invitation d’autant plus pressante qu’on assiste à la montée irrésistible du socialisme. Ainsi se forme ce qu’on appellera un jour l’alliance clérico-modérée. Mais en même temps, l’Église prétendait bien être le défenseur du peuple chrétien, des petites gens, contre les erreurs modernes: dans la pratique, ce catholicisme intégral découvrira la réalité quotidienne de la vie ouvrière et des quartiers pauvres. Ainsi naîtront tous ces mouvements où la jeunesse catholique et le clergé se donneront d’enthousiasme à l’action sociale, à la démocratie chrétienne.C’est de cette contradiction qu’éclatera la querelle de l’intégrisme. En son sens strict et premier, le mot désignait un parti politique espagnol fondé vers 1890 sous l’invocation du Syllabus , mais que Pie X lui-même tiendra en lisière, le jugeant excessif. Au début du siècle, du temps même de Léon XIII, il s’opposa en France au progressisme en matière d’exégèse biblique. Dans les dernières années de Pie X, il visera tous ceux qui combattent à tout prix l’ouverture politique et sociale du catholicisme; plus tard, par extension, les adversaires de toute ouverture, qui confondent «la dévotion au passé avec la fidélité à l’éternel» (Étienne Borne). En Espagne, ce sont les intégristes eux-mêmes qui se sont choisi ce nom: hors de là, ce n’est qu’un sobriquet, tout comme son antonyme, le modernisme, avec lequel on le met souvent en symétrie. Sans doute n’aurait-il pas connu une telle fortune sans l’affaire de la «Sapinière».La «Sapinière» (1909-1921)La Sapinière était le nom familier que s’était donné une pieuse association internationale fondée sous Pie X par un prélat romain notoire, Mgr Benigni, pour défendre précisément le catholicisme intégral. De son nom véritable, elle s’appelait Sodalitium pianum , ou Sodalité saint Pie V, placée – on le voit – sous le patronage du pape de la dernière croisade et de la victoire de Lépante sur les Turcs (1571).Les circonstances, qui n’ont guère favorisé ni le développement de l’association ni la carrière de son directeur, ont, en revanche, offert un extraordinaire terrain à leur mythisation. Devant ces deux faits de sens contraire, le rôle de l’historien n’est pas seulement de rétablir la vérité, de nettoyer une route encombrée de légendes et obscurcie d’incertitudes; il est aussi de prendre la mesure de ce phénomène psycho-sociologique pour en déchiffrer la signification. Deux courants rivaux dont les forces étaient modestes se sont fait peur mutuellement; chacun a grossi ses terreurs en portant au crédit de l’autre la puissance qu’il lui attribuait et dont, pour leur compte, ils se sentaient démunis l’un et l’autre. Ce jeu de miroirs fantastiques est une donnée fondamentale pour la compréhension de cette période.Umberto Benigni (1862-1934) était né à Pérouse et y avait été ordonné prêtre à vingt-deux ans, au diocèse de celui qui, en 1878, était devenu Léon XIII. D’un tempérament combatif, il avait aussitôt été un pionnier de l’action catholique et du catholicisme social, fondant en 1892 la première revue catholique sociale d’Italie, la Rassegna sociale . Sa carrière est agitée. Son succès commence par l’obliger à s’éloigner: il part d’abord à Gênes, comme rédacteur en chef d’un quotidien catholique; puis à Rome, où il végète jusqu’à ce que Léon XIII le nomme rédacteur en chef d’un autre quotidien catholique, qu’il abandonne peu après l’avènement de Pie X. Parallèlement à cette activité, il se fait, par ses publications, une réputation d’érudit et d’historien. En 1906, il entre dans l’administration pontificale, devient sous-secrétaire de la congrégation des Affaires ecclésiastiques extraordinaires et le cinquième personnage de la secrétairerie d’État. En 1911, il se brouille définitivement avec son chef, le cardinal Merry del Val, pour des raisons demeurées inconnues (en fait, parce qu’il déplorait son manque de fermeté à l’égard des catholiques allemands) et démissionne. Pie X lui confie un poste très honorable mais tout honorifique. Jusqu’à sa mort, il ne sortira plus de cette retraite, qui, en revanche, lui laisse tout son temps pour d’autres besognes: sa propagande antimoderniste et contre-révolutionnaire, voire antisémite, dont une partie plonge en pleine clandestinité. La guerre de 1914 achève de le convaincre que le démocratisme flanqué du syndicalisme qui envahit l’Église n’est que le fourrier du socialisme: «l’internationale blanche» prépare le lit de l’internationale rouge.Venu du journalisme et de l’histoire aux affaires diplomatiques et à la politique étrangère, il apportait une expérience de la presse et un intérêt pour l’information religieuse qui étaient tout nouveaux au Vatican. Ainsi prit-il l’initiative d’un bulletin de nouvelles religieuses, rédigé d’abord en italien (La Corrispondenza romana ), puis en français (La Correspondance de Rome ) que rendirent vite célèbre les hostilités qu’il suscita. Ce bulletin devint le siège d’une agence et le nœud d’un réseau de correspondants, les uns accrédités dans la grande presse, les autres responsables de feuilles catholiques. C’est à eux principalement, mais aussi à tous les sympathisants qui entendaient soutenir cet effort, que Benigni offrit, pour les associer plus étroitement, son Sodalitium pianum . Combien étaient-ils? Un millier, selon le sulpicien Mourret qui avait vu – mais trop rapidement – les documents intérieurs; une cinquantaine dans le monde entier, le fait est désormais patent. Que faisaient-ils? Ils dénonçaient, selon le même auteur; en réalité, s’ils polémiquaient durement, il n’est pas établi que le Sodalitium pianum se soit comporté comme une agence de délation, mais il est bien acquis que toutes les victimes du pontificat – elles furent nombreuses et parfois illustres – avaient été dénoncées par d’autres voies. Qui visaient-ils? Tous ceux, surtout prêtres et religieux, qui se montraient favorables aux courants nouveaux et s’écartaient des directives pontificales ou en infléchissaient l’interprétation stricte. Au début, la lutte avait son centre en France, avec le modernisme intellectuel (condamné en 1907 par l’encyclique Pascendi ) et la politique laïque (séparation des Églises et de l’État); dès 1909, elle commence à se déplacer vers l’Allemagne et à se nourrir essentiellement des controverses sur le syndicalisme chrétien et la confessionnalité des œuvres catholiques.En fait, la Sapinière n’est qu’un modeste réseau parmi d’autres qui sont oubliés mais qui partageaient ses vues et ses buts. Elle n’a compté que peu de membres, mais plusieurs étaient de qualité, occupant ou destinés, sous d’autres pontificats, à occuper des charges importantes sans avoir pour autant modifié ni caché leurs idées. Ramenée à ses véritables dimensions, elle n’en acquiert paradoxalement que plus d’importance: une même cause profonde explique à la fois son incapacité à se développer et le bruit de ses combats. Loin d’être un corps étranger au sein du mouvement catholique, la Sapinière en est un produit naturel, à la fois l’anticorps sécrété par un organisme en état de fièvre et l’alibi qui détourne du diagnostic que le patient ne supporterait pas. Car la difficulté est là: l’autorité suprême de l’Église catholique n’ignorait rien du programme de Benigni et encourageait son effort, alors que les adversaires de celui-ci ne pouvaient agir et avancer qu’en proclamant leur docilité au pape et en se couvrant de ses enseignements.De là vient, en particulier, que le conflit ait été si rude entre Benigni et les Jésuites. À mesure que le pontificat de Pie X avance, les signes de réticences devant son orientation se multiplient dans la Compagnie de Jésus, où beaucoup jugent nécessaires des transformations auxquelles le prochain pape, quel qu’il fût, ne pourrait se refuser. Les Jésuites ne se préparent pas à un virage: plus simplement ils le préparent, sans avoir la possibilité de le dire.L’intégrisme aujourd’huiCe virage amorcé, nombre d’esprits, dès Pie X, étaient convaincus de sa nécessité et y travaillaient sans attendre. Fort peu sans doute imaginaient l’ampleur des remises en cause auxquelles il allait conduire, ni même sa durée.Trois pontificats séparent Pie X et Jean XXIII: Benoît XV (1914-1922), Pie XI (1922-1939), Pie XII (1939-1958). Les trois papes ont chacun renouvelé la condamnation du modernisme, sans qu’aucun péril précis soit dénoncé; aucun n’a rien dit contre l’intégrisme, ni même prononcé le mot. C’est insuffisant pour saisir le cours de l’histoire; or, loin de se dérouler de façon linéaire, celui-ci se présente plutôt comme un rapport de forces dont l’équilibre se déplace alternativement au profit de l’une ou l’autre tendance. L’avènement de Benoît XV avait été marqué par une série de mesures discrètes qui rompaient clairement avec la ligne de son prédécesseur sans cependant le désavouer en rien. Malgré de fortes résistances et quelques incidents mineurs, celui de Pie XI accentua ce mouvement (pour la France, par exemple; reprise des relations diplomatiques entre le Saint-Siège et la République, interrompues depuis 1904; naissance de l’Action catholique spécialisée, inaugurée par la J.O.C.; développement du syndicalisme chrétien; et, surtout, condamnation, en 1926, de l’Action française, autour de laquelle se cristallisera l’opposition).Pie XII avait été formé à l’école de Pie X (en 1911, il avait remplacé Benigni à la secrétairerie d’État), et ce n’est pas sans raison qu’il tenait tant à le canoniser. Tout au long de la Seconde Guerre mondiale, son souci dominant fut d’apparaître au-dessus des parties en conflit et d’échapper aux efforts des belligérants pour utiliser à leur profit l’influence du Saint-Siège. Il n’en avait pas moins cautionné, pour les catholiques américains, l’alliance des États-Unis et de l’Union soviétique. Mais, si l’immédiat après-guerre facilita la poussée d’un progressisme chrétien, la conjoncture se renversa vite et les dix dernières années du pontificat favorisèrent ouvertement le mouvement inverse de cette sorte de centre gauche qui semblait devenu la norme (décret du Saint-Office, 1er juillet 1949, sur la collaboration avec le communisme; encyclique Humani generis , 1950; suppression des prêtres-ouvriers, 1954, etc.).C’est dans ces conditions que l’intégrisme refit surface. Sous ce nom, on désigna en France un certain nombre d’organismes et de périodiques qui se réclamaient du traditionalisme catholique et combattaient les positions généralement prises par la presse et les mouvements catholiques. Les plus connus étaient: La Cité catholique (Jean Ousset) et sa revue, Verbe (devenue Permanences ); Itinéraires (Jean Madiran); La Pensée catholique (abbé Luc J. Lefèvre); Défense du foyer (Pierre Lemaire); Nouvelles de chrétienté ; les Éditions Fernand Sorlot et les Éditions du Cèdre; un congrès international chaque année à Lausanne; un magazine, Le Monde et la vie , etc. La guerre d’Algérie, l’attitude au Concile de la «minorité» et surtout, depuis, la résistance peu à peu organisée au mouvement de réformes postconciliaire lui donnèrent un nouveau regain. Sans doute n’est-il pas indispensable d’inventorier ici les nombreux titres d’une littérature abondante, imprimée ou polycopiée, livres, lettres, manifestes ou périodiques. Deux courants s’y dessinent: l’un, plus modéré, où se reconnaissent «les silencieux de l’Église» et ceux qu’aujourd’hui nul n’écoute, soucieux d’éviter même l’apparence de schisme; l’autre, plus intransigeant, qui affirme, quoi qu’il advienne, sa fidélité à un certain état de choses jugé seul compatible avec la véritable foi catholique (Mgr Lefebvre et le séminaire d’Ecône, l’abbé de Nantes et la Contre-Réforme catholique en représentent deux formes dures). De la doctrine sociale de l’Église, le débat est maintenant porté au cœur des croyances théologiques: c’est autour du «nouveau catéchisme», de la «nouvelle messe», des traductions bibliques de la forme du sacerdoce ou de l’intercommunion œcuménique que se prennent les positions divergentes.De cet intégrisme à celui de la Sapinière, on ne décèle aucune continuité historique. En revanche, la parenté intellectuelle est certaine, et de même une certaine persistance sociale, qui tient à la fois au milieu, aux institutions et à la situation. C’est pourquoi le phénomène est loin d’être spécifiquement français, et peut fort bien exister ailleurs sans être connu sous cette étiquette. Si le monde s’est considérablement transformé avec deux guerres mondiales, on n’en continue pas moins de vivre, pour une part considérable, en fonction des problèmes posés au siècle dernier, qui n’ont pas encore trouvé leur solution, et dans des cadres de pensée et d’organisation hérités de cette époque.Un mouvement de résistance à la société moderne est progressivement devenu mouvement de résistance à une transformation interne; le programme de restauration d’une société chrétienne a fait place à la défense de valeurs religieuses menacées de décomposition. Quelle que soit la manière personnelle dont on se situe dans cet affrontement, on en resterait à une vision d’histoire bien mesquine si l’on réduisait ce phénomène à l’image souvent dénaturée qu’en donnent les polémiques. Deux types de catholicisme s’opposent: l’un qui est né de la Contre-Réforme au XVIe siècle, l’autre qui se propose une nouvelle réforme; l’un qui se replie sur l’héritage, l’autre qui s’ouvre sur l’inconnu; l’un qui a perdu le pouvoir et dont l’influence va en se localisant, l’autre qui se cherche et ne s’est pas encore trouvé. Entre eux, l’incompatibilité est profonde, et les formes intermédiaires qui jalonnent l’intervalle présentent, par rapport à eux, un caractère hybride plus que les signes d’un troisième type original.En tant que courant de pensée, l’intégrisme a produit une masse considérable de textes, de même que le phénomène inverse ou adverse. Cette masse documentaire est une source historique de première importance, qui, en fait, n’a guère été exploitée méthodiquement jusqu’à présent. Pour la plupart, les ouvrages dits historiques qui traitent ou abordent la question ne sont que des pièces de la polémique, sans réelle valeur scientifique.Dans ces polémiques, le souci des «intégristes» est de montrer que leur pensée s’identifie à l’orthodoxie catholique et à l’authentique tradition, à l’encontre de toutes les novations doctrinales jugées par eux «modernistes» ou «modernisantes». Le souci de leurs adversaires, au nom de la même orthodoxie, est au contraire de tracer une via media entre les deux excès opposés du modernisme et de l’intégrisme.Ces débats ne sont pas étrangers au travail historique. Celui-ci, en effet, a été longtemps dominé par l’historiographie libérale et catholique libérale (Lecanuet, Brugerette, etc.), qui était fermée aussi bien au modernisme qu’à l’intégrisme et, en particulier, n’a jamais réussi à prendre la mesure du mouvement d’intransigeantisme. L’importance de celui-ci a, au contraire, été mise en évidence par les recherches de la nouvelle génération des historiens catholiques italiens, formés à l’école de la «démocratie chrétienne», contre l’historiographie libérale dominante (Croce, Jemolo).À cette difficulté, dont a pâti l’histoire de la Sapinière, s’ajoutait pour celle-ci un autre obstacle: l’énigme policière qui entourait les papiers de cette association.Saisis en Belgique en 1915 à la faveur de l’occupation allemande pour en faire une arme contre la France, ils avaient échoué en Hollande où, en 1921, un sulpicien français, l’historien Fernand Mourret, put les consulter et les utiliser, mais avaient ensuite, disait-on, disparu. De son voyage, Mourret avait tiré un mémoire qui circula anonymement, provoqua la dissolution par le Saint-Siège du Sodalitium pianum et servit de base à tout ce qui s’est écrit depuis, à commencer par le livre pseudonyme de Nicolas Fontaine. L’affaire est élucidée depuis 1969 (Émile Poulat) et les papiers ont pu être publiés, rendant caduque ainsi toute discussion subjective. Le jugement final n’est plus qu’une question d’appréciation idéologique. De même, ont été éclairés l’itinéraire et la personnalité de Benigni, replacé dans un contexte historique qui va de la naissance du socialisme à la victoire du fascisme (É. Poulat, 1977). L’ouverture des archives vaticanes a permis la publication de nouveaux documents qui confirment les résultats acquis (J. Pagano, 1991).On ne peut traiter de l’intégrisme sans s’interroger sur ses rapports avec le maurrassisme, ou, en d’autres termes, sur l’affinité, réelle ou imaginaire, entre catholicisme intégral et nationalisme intégral (deux expressions où le même adjectif a un sens différent). «Politique d’abord» et «nationalisme» en sont les deux points névralgiques: le désaccord de pensée est ici patent, mais il n’empêche ni les intérêts communs, ni les complaisances réciproques alternant avec des conflits pénibles, ni les confusions intellectuelles favorisées par cette ambiguïté. Un exemple en est la mise à l’Index d’œuvres de Maurras et du journal L’Action française , retenue par Pie X en 1910, prononcée par Pie XI en 1926, levée par Pie XII, pour le journal, en 1939. Subsidiairement, cette question en entraîne une autre: celle de l’audience internationale de Maurras et de son acclimatation hors du domaine français, en fin de compte très limitée.Cependant, un événement a profondément modifié la situation: la décision de Mgr Lefebvre de consacrer quatre évêques le 30 juin 1988. Il s’est ensuivi leur excommunication par le pape Jean-Paul II et, dans cette situation de «schisme», un déchirement au sein de la mouvance traditionaliste par le fait de ceux qui voulaient éviter l’impasse (Jean Madiran, Romain Marie, Dom Gérard et l’abbaye du Barroux).La messe selon l’ancien rite se célèbre dans plus de trente pays, en communion avec la Fraternité d’Ecône et ses évêques. Malgré tout, l’intégrisme apparaît largement comme une particularité du catholicisme français, liée à un courant de pensée dont l’influence a beaucoup perdu de ses moyens et de ses racines. Ce serait oublier qu’il se veut d’abord fidélité à un passé chrétien. Dès lors, sous l’effet du concile de Vatican II, on assiste au dédoublement de ce traditionalisme catholique: l’un aux références préconciliaires, l’autre postconciliaire, favorisé par Jean-Paul II mais sensible les dernières années de Paul VI. Entre eux, la «nouvelle messe» et la «liberté religieuse» restent la ligne de fracture qui n’admet pas de compromis.• 1913; de intégriste♦ Doctrine qui tend à maintenir la totalité d'un système (spécialement d'une religion). ⇒ conservatisme.♢ Attitude de croyants qui refusent toute évolution. ⇒ fondamentalisme, traditionalisme. Intégrisme catholique, musulman.⊗ CONTR. Progressisme.intégrismen. m. Attitude, opinion de ceux qui souhaitent maintenir dans son intégrité, sans qu'il évolue, un système doctrinal (et partic. religieux) donné.⇒INTÉGRISME, subst. masc.A. — RELIG. CATH. Courant d'opinion du début du XXe siècle qui se répandit chez les catholiques adversaires du modernisme; p. ext. et péj. attitude des Chrétiens attachés à la doctrine et à la tradition, par opposition à progressisme. Le miracle de la multiplication des pains (...) voilà ce qu'est l'Église (...) c'est par ce côté qu'elle me tient. Que je me sens étranger, au fond, à la bataille du progressisme et de l'intégrisme! (MAURIAC, Bloc-Notes, 1958, p. 907). Rome fut alertée et s'inquiéta de l'évolution politique de ce mouvement catholique [le Sillon de Marc Sangnier]. L'intégrisme fit le reste. Le 25 août 1910, Pie X adresse aux archevêques et évêques de France une lettre de mise en garde (CACÉRÈS, Hist. éduc. pop., 1964, p. 68). V. intégriste ex. 2 :• Le problème est d'éviter deux tendances également redoutables; l'une qui, en voulant sauver et conserver l'essentiel, conserve en même temps ce qui ne l'est pas et qui nous fait tomber dans le mauvais traditionalisme, dans l'intégrisme [it. ds le texte]; l'autre qui, en voulant changer ce qui doit être changé, change aussi ce qui ne doit pas l'être et qui nous conduit au progressisme.J. DANIÉLOU, Et qui est mon prochain, Paris, Stock, 1974, pp. 234-235 ds SICCARDO, v. bbg.B. — P. anal. Doctrine qui consiste à adopter une attitude de conservatisme intransigeant dans une religion, un parti, un mouvement. (Ds ROB. Suppl. 1970, Lar. Lang. fr. et Lexis 1975).Prononc. : [
]. Étymol. et Hist. 1913 « conservatisme intransigeant de certains catholiques » (La Pensée catholique contemporaine, août 1913, p. 138). Empr. à l'esp. integrismo « id. » (1885, Dr. Don Celestino de Pazos, El proceso del integrismo). Bbg. SICCARDO (F.). Intégriste e intégrisme. Genova, 1979, passim.
intégrisme [ɛ̃tegʀism] n. m.ÉTYM. 1913, la Pensée catholique contemporaine, in T. L. F.; de intégriste.❖1 Didact. Doctrine qui tend à maintenir la totalité d'un système (spécialt, d'une religion). ⇒ Conservatisme. || Un intégrisme politique.2 (Plus cour.). Attitude des catholiques qui refusent toute évolution.1 Que je me sens étranger, au fond, à la bataille du progressisme et de l'intégrisme.F. Mauriac, Bloc-notes 1952-1957, p. 307.2 (…) je me suis efforcé d'échapper à la tentation de l'intégrisme, qui n'est qu'une solution de paresse, et qui reviendrait à refuser à l'Église le droit de vivre.J. Green, Journal, 23 févr. 1971, Ce qui reste de jour, p. 289.♦ (Dans l'Islam). || « Réveil de l'intégrisme musulman ? (…) Ce qui frappe les Européens (dans les événements d'Iran), c'est l'appel à la religion religieuse là où, selon leurs conceptions, elle n'a rien à faire » (le Monde, 6 déc. 1978).❖CONTR. Progressisme.
Encyclopédie Universelle. 2012.